Les yeux emplis de désespoir, Matthew Nichols, infirmier de profession, regarda le sol crasseux des couloirs du dixième étage, un balai à récurer à la main. Il devait s’y atteler au plus vite, s’il voulait reprendre son « vrai » travail – à savoir, s’occuper de patients. Un peu plutôt dans la journée, Matt avait commis l’erreur fatale de faire rire ses collègues féminines une fois de trop. Un des infirmiers supérieurs qui avait le jeune homme dans le collimateur n’avait pas apprécié cette petite blague innocente qui rendait le canadien si craquant sans même qu’il ne s’en rende véritablement compte. Pourtant, loin de l’esprit du nécromancien, de faire du gringue à la gente féminine ; il avait juste eu envie de partager un bon moment avec tout le monde. Était-ce après de sa faute, si le job d’infirmier était représenté par une majorité de femmes ? Enfin, bref… Devant la remarque acerbe de son supérieur, il balbutia un vague « désolé » et se hâta de commencer sa corvée.

Mais Matt avait décidé de prendre cette punition comme un peu de temps personnel et il avait amené son IPod. Peu de monde rôdait au dixième étage, il n’y avait là que des salles de classes en vue d’une extension de Lómilendë en tant qu’hôpital universitaire. Il plaça délicatement son casque bleu électrique sur ses oreilles et appuya sur play. Sa liste de lecture débuta avec un morceau pop rock qui le motiva. L’infirmier commença à balancer sa serpillère de gauche à droite. Après quelques morceaux du même style, il tomba sur du funk. Aux premières notes qui résonnaient à ses oreilles, il commença à se déhancher en rythme. Aux premières paroles du refrain, c’est son balai qu’il agrippa comme un micro. Le jeune homme se mit à chanter :

Sur le rythme endiablé, Matt dansait sans plus pouvoir s’arrêter. Si son chant était catastrophique, ses mouvements étaient plutôt bons. Il avait suivi des cours de danse pendant des années. Sa mère dont le film préféré était Billy Elliot, rêvait que son fils devienne professionnel dans le domaine. La carrière du jeune garçon s’était arrêtée bien vite en raison de sa maladresse. Et d’ailleurs, Matt qui continuait à danser et à chanter sur son funk, glissa et tomba en arrière dans un chariot de linge sale.

Le nécromancien ne voyait que ces jambes, mais ne put s’empêcher de rire aux éclats devant sa propre maladresse. Néanmoins, un bac de linge à cet étage lui semblait plutôt étrange. Il se dégagea un peu et tomba bouche-bée devant…

« Des preuves évidentes auraient été laissées à la vue de tous au treizième étage par l’un des infirmiers en chef, voir par le responsable de section lui-même. » La phrase, lue par la directrice quelques minutes auparavant dans le rapport de la secrétaire générale, se répétait en boucle dans sa tête. Quel est l’abruti, l’espèce de sombre crétin, le futur défunt, qui... Jezabel s’arrêta dans les escaliers qu’elle avait décidé de montrer à pieds malgré l’urgence afin de se calmer et inspira profondément. Tant bien que mal, la chamane tentait de relativiser. Le treizième étage n’avait jamais été particulièrement protégé. L’aspect abandonné de l’étage précédent décourageait vite les gens non-initiés de s’aventurer plus loin. Et s’ils le faisaient, encore fallait-il qu’ils trouvent l’escalier menant plus haut, encore fallait-il qu’ils comprennent que le matériel présent à l’étage, en apparence laissé à l’abandon, état réellement utilisé. De quelles « preuves évidentes » pouvait-il bien s’agir ? Un de ces crétins aurait-il oublié de nettoyer après son passage ? Du sang frais dans une salle de torture apparemment délaissée, voilà qui mettrait la puce à l’oreille du plus idiot des employés.

Lors de son ascension, Jezabel dut logiquement traverser le dixième étage afin d’accéder aux niveaux supérieurs. C’est avec surprise qu’elle entendit quelqu’un chanter plus loin dans le couloir et s’approcha discrètement. Un infirmier naïf se déhanchait au rythme d’une musique qu’il fredonnait et chantonnait. Au vu de l’occupation première de l’employé – le ménage – la sorcière devinait qu’il s’agissait là d’une punition infligée par un supérieur. Tout d’abord décidée à passer sans accorder le moindre regard au fauteur de trouble, elle se surprit à ralentir afin d’admirer les mouvements fluides du jeune homme. Sans réellement s’en rendre compte, elle s’arrêta totalement pour suivre du regard le fessier de l’infirmier, songeant à quel point l’uniforme des employés ne les mettait pas suffisamment en valeur. Si la situation était moins délicate, elle aurait certainement mis une priorité à faire changer cela.

Suite à un mouvement un peu brusque, le charmant postérieur disparut du champ de vision de Jezabel, pour tomber avec lourdeur sur le chariot de linge sale. Avec un sourire moqueur, elle s’approcha pour faire face à l’infirmier qui se relevait. Le temps qu’il reprenne totalement ses esprits, la directrice avait jeté un coup d’œil au badge qui ornait la chemise de l’employé, afin de se rafraîchir la mémoire. « M. Nichols ». Matthew, si la mémoire de la chamane ne lui faisait pas défaut, employé rapidement après l’ouverture, une formation avec mention, un peu maladroit comme il venait de le démontrer. Si la sorcière peinait à associer un nom avec le visage des employés qu’elle voyait moins souvent, elle n’avait cependant aucun mal à se rappeler des moindres détails de leur dossier une fois ses yeux posés sur leur badge nominatif.

« Monsieur Nichols, est-ce ainsi que vous effectuez vos punitions ? » lança Jezabel sur le ton de la plaisanterie lorsque le regard de l’infirmier croisa le sien.

La bouche du jeune infirmier resta béante encore bien quelques secondes après la question de la Directrice. Docteur Jezabel Pendragon, Directrice de Lómilendë, se tenait juste là devant lui. A cet instant, Matt n’en croyait pas ses yeux. Le canadien n’avait jamais vraiment eu l’occasion ne serait-ce que de lui adresser un simple « bonjour ». Il l’avait entraperçu parfois au loin lors de grandes manifestations et, aujourd’hui, elle s’adressait à lui. Impressionné par la prestance de la directrice, le sorcier avait toujours admiré le personnage. Les siècles passés regorgeaient de figures masculines de renom, mais l’époque de Matt voyait apparaître de nombreuses femmes célèbres, telles Erzèbeth Nàsdy, Vanina Tsukiyo ou encore, il le pensait sincèrement, Jezabel Pendragon. Le jeune homme admirait le travail de la sorcière qui était à la tête d’un établissement d’une telle envergure. Il avait le sentiment que les patients avaient réellement une chance de s’en sortir en ces lieux. Malgré les rumeurs étranges qui circulaient sur un ancien chef de service, Matthew croyait sincèrement aux vertus de l’établissement. Ces rumeurs ne sont pour lui que de viles mesquineries des adeptes du complot et des rivaux jaloux.

Lorsqu’il reprit ses esprits après quelques secondes d’absence, l’infirmier referma sa bouche et tenta de sortir un son. Sur un ton nerveux, Matt balbutia ces quelques mots…

Il se ravisa une nouvelle fois, seuls ses subalternes directs devaient avoir le privilège de l’appeler par son titre. Intimidé, le nécromancien baissa les yeux vers le sol qu’il venait de nettoyer et continua. Même si la question de Jezabel Pendragon prenait le ton de la plaisanterie, le nécromancien ne pouvait empêcher sa nervosité de sauter au visage de la psychiatre.

Il respira profondément et tenta de reprendre ses esprits. *Allez, Matt fais un effort…* ne put-il s’empêcher de penser en relevant les yeux vers la directrice. Après quelques nouvelles bouffées d’air, l’employé repris confiance en lui.

Il rit légèrement à cette dernière évocation et se ravisa. Mais où avait-il la tête ? C’était la directrice devant lui. Pas Sally de la compta ou Carrie du secteur 3. Bien sûr que non, elle avait mieux à faire que de connaître le personnage de l’infirmier Murray ou tout autre menu fretin. Le sorcier tenta le tout pour le tout et joua son dernier atout qui l’avait sauvé de bien des situations, mais toutefois sans grande conviction dans ce cas-là, son charmant sourire.

Matthew s’embrouillait de plus en plus et cela amusait définitivement la directrice, qui se surprit à oublier les problèmes de Lómilendë pour profiter pleinement du pouvoir qu’elle exerçait sur le jeune infirmier.

La suite du dialogue étonna la directrice. Le jeune membre du personnel semblait s’être repris et détendu, peut-être même un peu trop. Se rendait-il compte de ce qu’il venait de dire à la directrice ? Serait-il tête en l’air au point d’avoir oublié à qui il parlait ?

Ce que la plupart des employés de Lómilendë ignoraient était que Jezabel, avant d’être une directrice froide et friande d’expériences morbides dans le seul but d’aider sa sœur, était une femme curieuse et spontanée. Lorsque Matthew lui sourit, elle mit définitivement de côté ses soucis. Après tout, elle ne trouverait certainement rien en arrivant au treizième étage. De plus, si elle avait voulu y être au plus vite, elle aurait pris l’ascenseur. Si son ascension s’était faite à pieds, c’était bien parce qu’elle avait besoin de se détendre.

« Ah oui ? Que s’est-il passé ? » interrogea-t-elle sur le ton de la conversation.

Elle écouterait les derniers potins racontés par l’infirmier – après tout, c’était son rôle, de tout connaître de ses employés – et le renverrait à son travail. Son vrai travail. Le personnel avait été réduit suite à l’affaire du chef du service 5 et il n’y avait absolument pas de temps à perdre pour faire le ménage.

Son sourire était passé comme une lettre à la poste, une fois de plus. L’infirmier était ravi d’avoir sauvé ses fesses d’une deuxième sanction ou pire d’un renvoi. La directrice semblait adoucie et ouverte au dialogue. Matt était surpris qu’elle daigne s’intéresser à son histoire, mais heureux de pouvoir converser et éviter sa corvée. Il se lança dans son récit.

Le canadien s’arrêta net dans son énumération. Jezabel Pendragon ne s’intéressait sûrement pas à des détails aussi futiles que les noms des autres infirmières avec qui il mangeait durant la pause déjeuner du jeudi. Il continua :

Matt était un peu triste pour Murray. L’homme d’une trentaine d’année n’osait jamais parler aux infirmières de manière personnelle. L’infirmier supposait que s’en prendre à lui était la seul solution que le malheureux personnage avait trouvée pour se sentir plus sûr de lui. Il releva la tête en direction de la psychologue :

Etrangement de nombreuses tâches de sang parsemaient les habits qui étaient à l’intérieur du panier roulant. Matt remarqua le détail mais fut coupé par l’arrivée impromptue de Murray qui devait certainement le surveiller. Il semblait encore plus furibond que d’accoutumée. Gêné, il s’excusa auprès de la directrice des lieux.

Jezabel sourit avec tendresse en écoutant l'histoire de l'infirmier. Que la vie semblait douce pour le côté "naïf" du personnel de l'hôpital... Voilà qu'elle enviait l'innocence  de son employé ! Décidément, les temps étaient durs au sein de Lómilendë. Elle qui était si heureuse de son poste de directrice, qui aimait tant l'indépendance et l'importance que lui conférait ce rôle... Envier un infirmier ? Quelle idée ! La situation se stabiliserait. Les employés feraient bien attention à éviter tout débordement, un scandale éclaterait ailleurs dans le pays - au pire le personnel de l'établissement en créerait un de toutes pièces, c'était tellement facile - et l'attention se détournerait naturellement. La terrible équipe de Lómilendë sombrerait à nouveau dans l'anonymat.

La mention d'un panier de linge sale mystérieusement abandonné dans le couloir rappela à la directrice son objectif premier : découvrir si des preuves avaient bien été laissées à l'abandon au treizième étage et surtout par qui. Puis, éliminer le fauteur de troubles, tout simplement. Elle allait s'approcher du fameux panier lorsqu'on l'interrompit.

« Madame la directrice, heureux de vous revoir ! Ce jeune impertinent vous dérange-t-il ? Si c’est le cas, un seul mot et je l’envoie s’occuper des toilettes du 4ème étage ! »

Jezabel le jaugea froidement.

« Monsieur... Elle marqua une pause faussement hésitante et prit un ton interrogateur. Murray ? C'est bien cela ? N'y a-t-il pas assez de travail à faire depuis la restructuration récente du personnel ? N'avez-vous vraiment rien d'autre à faire que de trouver des punitions puériles sous prétexte qu'un employé s'entend bien avec ses collègues et parvient à alléger un tant soit peu l'ambiance ? A votre place je me ressaisirais, monsieur Murray. »

Sans laisser le temps à l'infirmier supérieur de répondre, Jezabel traversa le couloir, marchant d'un pas décidé en effectuant de grandes enjambées. Au passage, elle lança un clin d’œil à Matthew et, ragaillardie par la honte certaine qu'elle venait d'infliger à Murray, elle oublia de regarder le contenu du panier à linge. Jezabel ne vit donc par les draps tachés de sang. Elle se rendit aux étages supérieurs sans ralentir le rythme et trouva le treizième étage blanc comme neige. L'auteur des preuves délaissées avait été mis au courant de sa venue. C'était évident.

Matt était estomaqué par le retournement de situation. Murray s’était fait mouché par la directrice en personne et cela n’était pas pour déplaire au canadien. Justice avait été rendue, comme toujours. Jezabel Pendragon était la nouvelle héroïne de l’infirmier. Lui qui la tenait déjà en haute estime, il ne l’appréciait que plus encore. C’était certain, toutes ses rumeurs sur la responsable de l’établissement ne devaient être que pures folies et résultats d’un esprit très fécond… et dérangé. Une femme pareille ne pouvait être qu’une bénédiction pour toutes les pauvres âmes perdues dans les tourments de leurs esprits.

Enragé par la situation, Murray avait bredouillé un vague « Retourne voir tes patients » nonchalant et avaient déguerpis aussi vite qu’il s’était incrusté dans la discussion. Matthew, euphorique, replaça ses écouteurs sur le haut de son crâne et répéta la musique qu’il écoutait précédemment. Tout en poussant le charriot de linge sale, l’infirmier gigotait et chantait :

Le jeune homme amena le chariot jusqu’à la laverie et plaça les vêtements sales dans le lave-linge. Les tâches de sang finirent par attirer son attention. Matt était tellement joyeux qu’il supposa que ça ne devait être qu’un incident « normal » d’un patient, suicidaire. Il finit de remplir la machine et la démarra pour enfin retourner à son vrai job : surveiller ses patients.