Jezabel soupira et posa bruyamment le dossier sur son bureau. Les feuilles claquèrent au contact de la surface de verre noir et ses yeux se posèrent sur les caractères imprimés en gros sur la couverture du document. « H. Masaryk ». Une centaine de pages rédigées par sa secrétaire, Živka Horvat, au sujet du nouveau chef de service de Lómilendë. Un service aura rarement été entre des mains aussi sûres, songea la directrice qui venait de relire pour la énième fois les moindres détails de la vie d'Hannibàl. De son plat préféré à l'histoire de sa sœur, chaque élément de la vie du nécromancien avait été relevé avec zèle par la secrétaire afin de ne rien laisser au hasard. Une enquête telle que celle-ci allait devoir être effectuée sur chaque membre du personnel. Les ennuis qu'ils avaient eus avec l’ancien directeur du service 5 ne devaient en aucun cas se reproduire. Les pensées de la chamane se tournèrent vers le Lenz Frieman, responsable du service Münchhausen. Son lien avec l’affaire n'avait pu être prouvé, cependant il était soupçonné d’avoir grandement collaboré à l'entrée en contact avec les médias. Il faudrait le surveiller de près. De très près.

Jezabel posa son regard sur l’horloge magique accrochée au mur : il était 20 heures passées. Plus l'heure de traîner dans son bureau, mais plutôt de prendre soin d’elle : un masque relaxant sur le visage, dans un bain d’eau brûlante, avant de se plonger dans un livre, nue sur ses draps de soie.

Elle allait se lever lorsqu'on frappa à la porte.


«  Entrez », soupira-t-elle, résolue à faire des heures supplémentaires.

[Réponse libre à n'importe quel non-patient]

Hannibál était arrivé au début de la semaine. Il avait été accueilli par la directrice avec qui il avait eu un bref entretien puis l’infirmier chef de son service lui avait fait visiter les lieux. Jezabel lui avait laissé une impression mitigée. Elle était charmante mais un peu trop bavarde. Lómilendë, elle, l’avait émerveillé. La fascination que portait Rozsá pour ces lieux était finalement compréhensible. Il se dégageait quelque chose de spécial. Intrigué et motivé par l’atmosphère qui régnait dans l’hôpital, Hannibál ne perdit pas une miette du discours de l’infirmier. Ce dernier lui présenta le sixième étage de fond en comble ainsi que ses appartements privés. Ils étaient spacieux et modernes. Vivre dans un hôpital psychiatrique avait quelque chose de diablement malsain et fascinant à la fois. Du matin au soir, il baignerait désormais dans cet univers si particulier où la folie règne en seule maîtresse.  Il fit également la connaissance du personnel qui travaillerait sous ses ordres. Si Lómilendë lui réservait encore bien des mystères, l’organigramme était on ne peut plus clair.

Il avait quatre collègues et une supérieure. Dès son arrivée Jezabel lui avait remis un épais dossier contenant tous les détails du fonctionnement de l’établissement. Après l’avoir consciencieusement étudié dans son nouvel appartement il avait passé une semaine relativement calme composée majoritairement de bureaucratie. Son équipe le sollicitait régulièrement pour diverses tâches administratives mais il n’avait pas encore eu à faire à des patients. Il préférait faire les choses lentement en s’insérant doucement mais sûrement dans le système avant d’en tester les limites. Après quelques jours passés à son nouveau poste, Hannibál avait décidé de faire son premier mouvement sur ce grand échiquier.

Vendredi, aux alentours de 20h30 il se rendit donc au bureau de Jezabel. L’heure tardive l’avait d’abord empêché de se déplacer et puis il s’était dit que si la directrice n’était pas disposée à le recevoir, elle le lui signalerait. Après avoir frappé, elle l’invita à emtrer.

 

Hannibál attendait sur le pas de la porte, prêt à faire demi-tour. Il se retint de sourire. Les choses se concrétisaient. Il avait encore de la peine à y croire. Ses idées les plus folles qui lui avaient valus tant de problèmes par le passé devenaient désormais le centre de conversations très sérieuses avec ses collègues. De manière général, c’était un homme passablement flegmatique voir apathique depuis le décès de sa sœur mais ce nouveau futur qui s’ouvrait à lui était des plus excitants.  

« Entrez ».

A peine ces mots avaient-ils franchi les lèvres de la directrice qu’elle ferma les yeux un bref instant, se projetant mentalement de l’autre côté de la porte afin de découvrir l’identité de son futur interlocuteur. Ce talent était sans doute celui qu’elle maîtrisait le mieux dans la palette des dons offerts par le chamanisme : elle détestait les surprises et l’utilisait par conséquent à outrage.

Après être rapidement revenue à elle-même, elle esquissa un geste en direction du dossier, toujours posé sur le bureau. Bien qu’à l’envers, face contre le verre, elle n’appréciait guère accueillir son visiteur avec une enquête approfondie à son sujet à portée de vue. Les feuilles se glissèrent d’elles-mêmes dans un classeur, tandis que Jezabel arrangeait minutieusement les plis de son chemisier au décolleté vertigineux. La chamane était ce soir-là vêtue intégralement de noir, ou presque : un chemisier de soie noir, un pantalon assorti en jeans moulant et des bottes noires à laçage montant jusqu’au genou, à la semelle rouge vif, seule touche de couleur dans l’habillement de l’Ecossaise.

« Docteur Masaryk ! s’exclama Jezabel, feignant à demi la surprise. Vous ne me dérangez jamais, voyons. Recevoir une compagnie aussi agréable que la vôtre est toujours un plaisir très cher. Nous n’avons pas réellement eu le temps de papoter depuis votre arrivée parmi nous. Asseyez-vous (la directrice désigna la chaise de cuir noir lui faisant face d’un signe de la tête), prendrez-vous quelque chose à boire ? »

Sans lui laisser le temps de répondre, la directrice enchaînait déjà.

« Comment vous sentez-vous dans notre établissement ? N’hésitez pas à faire signe s’il vous manque quoi que ce soit. Parlez-moi donc de votre projet, Docteur. »

Hannibál n’avait pas eu le temps de s’assoir que déjà, Živka, la secrétaire de la directrice plus qu’habituée aux heures supplémentaires, amena un plateau contenant deux thés brûlants sur le bureau et disparut instantanément.

Un projet, songea Jezabel avec perplexité. Elle qui avait tellement confiance en son choix quelques secondes auparavant venait de douter. Ce n’était pas le moment idéal pour faire des propositions farfelues, pour innover, pour changer ce qui était établi. L’hôpital était en danger, et la moindre petite fantaisie pouvait lui être plus que fatale. Elle ne laisserait personne mettre son projet sur la mauvaise voie. Prête à user de la force si le chef de service lui semblait trop téméraire, Jezabel sourit, un regard cruel posé sur son interlocuteur, et saisit sa tasse de thé, attentive.

Silencieusement, Hannibál s’assit en observant attentivement le bureau de la directrice. A l’image de sa propriétaire il était classe et obscure. Le noir y était prédominant et le verre utilisé à de nombreuses fins : étagères, tables, décorations. Jezabel, extrêmement amicale (trop ?, proposa un désaltérant à son chef de service. Il n’eut pas vraiment le temps d’accepter mais se réjouit de pouvoir boire quelque chose. Il cache sa déception à l’approche du thé. Il s’attendait à de la Vodka. Qu’importe. Remerciant la secrétaire qui disparaissait déjà il but une gorgée du breuvage avant de répondre à sa directrice.

Il ne put s’empêcher de se demander ce que lui réserverait l’avenir ici, à Lómilendë, lieu de haute magie et de mystères. Son instinct lui disait que sa vie allait prendre un nouveau tournant, mouvementé. Avec une telle directrice et un programme aussi extrême le résultat ne pourrait être qu’explosif. Il n’avait pas encore eut le temps de rencontrer les autres chefs de services, le premier colloque qui aurait lieu la semaine prochaine serait l’occasion de faire connaissance avec ses collègues. C’est un moment qu’il attendait impatiemment. Après avoir pris une autre gorgée du thé il poursuivit.

Hannibál lui décrocha son plus beau sourire et attendit tranquillement la réponse de Jezabel. La regarder n’était de toute façon pas un souci, c’était même une occupation très agréable.

La réponse d'Hannibál fit en partie disparaître l'inquiétude de Jezabel, mais en aucun cas sa perplexité, des plus totales. Des corps ? Mais pourquoi ? Dans quel but pervers... L'adjectif qui lui était venu en tête l'interrompit dans sa réflexion. Non. Aurait-il ce genre de penchants ? La directrice décida de couper court aux divagations de son esprit. Les loisirs secrets (au point qu'ils ne soient pas mentionnés dans le rapport de Živka ? Impossible. Elle s'est renseignée sur chaque détail... Je dois faire fausse route) de son employé ne la concernaient que s'ils pouvaient nuire à Lómilendë. Et après tout, les morts ne parlaient pas... Aucune raison majeure de s'en faire.

« Tant que les corps ne quittent pas l’hôpital, je ne vois aucune raison de vous refuser cette requête. Des plus farfelues d’ailleurs, auriez-vous l’amabilité de satisfaire ma curiosité ? Que comptez-vous faire de ces corps ? Rien de trop pervers j’ose espérer ? » Jezabel laissa échapper un petit rire, n’ayant pu retenir la remarque.

La directrice sentait que la conversation touchait à sa fin ; elle n’aurait pas été dérangée trop longtemps. Elle hésitait. Devait-elle prolonger la discussion, parler de banalités afin de garder le chef de service quelques instants de plus dans son bureau ? Tous deux n’auraient pas le temps de finir leur thé, sinon. Ou alors ils le finiraient dans un silence inconfortable, sans savoir que dire. Elle décida, si Hannibál ne s’éclipsait pas avant, de lui poser quelques questions banales sur sa vie privée une fois qu’il lui aurait répondu, simplement pour vérifier la véracité des informations relevées par sa secrétaire.

Jezabel lui donna l’autorisation qu’il espérait en ajoutant avec une pointe d’ironie que de la nécrophilie ne serait pas la bienvenue. Hannibál sourit à sa directrice. Si elle savait. Il but une nouvelle gorgée de l’infusion et répondit toujours avec le même détachement.

Sur ce, il se leva, finit sa tasse et la posa avant de prendre congé de Jezabel sans oublier de la remercier une nouvelle fois.

Puis il sortit. Il se faisait tard, Hannibál décida donc de monter à ses appartements se coucher. Une longue journée l’attendait le lendemain. Il lui faudrait mettre en œuvre son projet et espérer que des corps arrivent vites, ou faire en sorte que des corps arrivent vite. Il devrait aussi revoir plusieurs dossiers de patients en vue du colloque qui aurait prochainement lieu entre tous les chefs de service.

Une fois dans son nouveau chez lui, Hannibál se servit la vodka qu’il avait espéré être servi dans le bureau de la directrice et contempla l’horizon enneigé qui s’offrait à lui depuis la fenêtre de sa chambre. Le psychologue tentait de ne pas trop s’emballer mais les perspectives d’avenir qui se profilaient étaient réjouissantes. Son plan semblait avoir cette fois tous les chances d’aboutir. Ses expériences aux frontières de la vie et de la mort allaient porter leurs fruits, il en avait l’intime conviction.