Le premier cas auquel allait s’atteler l’équatorien s’appelait Ilian Adelsohn. Dans le dossier disponible au centre d’information il était écrit que le jeune homme avait 22ans, qu’il était de nationalité allemande, élémentaliste, lieutenant et autrefois élève de Herr Tugendbach. Karell avait aussi pu lire plusieurs batailles auxquelles avait participé le jeune élémentaliste et son niveau magique était mentionné comme « supérieur à la moyenne ». Bastante interesante. Soucieux d’exécuter au plus vite la mission que lui avait confiée son ex directrice Karell n’avait pas mis longtemps pour trouver le moment opportun pour analyser et sonder le jeune lieutenant. Alors qu’encore une heure auparavant le sud-américain feuilletait encore le dossier sur Ilian un esprit était venu lui chuchoter de se diriger vers el bosque a las ocho. Ce que s’était empressé de faire le chamane. Bingo. A huit heures tapantes l’élémentaliste était apparu.

Le chamane allait se manifester au moment où il entendit Ilian parler ; s’adresser à lui-même. Quelqu’un n’aimait d’ores et déjà pas Ambroise ? « Elle ». Une sorcière d’exception… Vanina peut être ? Ou alors Erzèbeth. Karell ne voyait pas d’autres possibilités. Bien que juteux le sujet en question n’était pas le but du chamane. Une branchette sur laquelle le noiraud marcha se brisa avec un craquement sonore, révélant ainsi sa présence. Le lieutenant se retourna rapidement et énonça un « bonsoir » très clair. Karell juste avant de sortir de l’ombre murmura la formule qui permettait de déclencher son don et s’avança tout sourire la main tendue vers Ilian.

-Salut ! Informateur Karell Corera. Je ne te dérange pas trop j’espère ?

Avant même que l’allemand ne puisse répondre le sud-américain fut informé de la réponse par un esprit qui vint lui glisser qu’il attendait Erzèbeth Nàsdy pour une leçon. Une leçon ? La nécromancienne enseignait l’élémentalisme à un élémentaliste ? Bien que surpris Karell ne laissa rien paraître et attendit la réponse de son interlocuteur comme s’il l’ignorait totalement.

Le gros point d’interrogation restait à quels point les esprits seraient enclin à aider le jeune Corera dans sa tâche. Ils leur arrivaient de débiter des dizaines d’informations en continu sur le passé, le présent et même l’avenir des cibles du chamane comme de ne pas souffler mots. L’équatorien craignait vraiment que l’affaire tourne mal et que son don ne lui soit d’aucune utilité. Les esprits pouvaient être si capricieux. Son don consistait en soi à le transformer en gyrophare chamane. Il émanait une telle aura que les esprits étaient attirés comme des insectes par la lumière et se ruaient sur Karell lorsque celui-ci libérait son halo. Le mystère du don de l’équatorien résidait dans le besoin inexorable qu’avaient les esprits de se confier à lui. Traumatisé dans son enfance le sud-américain avait appris à en faire une force et l’atout majeur de ses pouvoirs lui permettant de remplir son rôle d’informateur à la perfection. Il était en effet dur de berner le noiraud, ou plutôt, il était ardu de tromper sa clique de petits copains fantômes.

Direct et incisif le lieutenant se présenta et fit tout de suite comprendre à Karell qu’il savait que ce dernier ne se trouvait pas ici par hasard. Le chamane aurait pu être pris au dépourvu mais soudain une véritable horde d’esprit l’assaillirent en lui lançant ci et là des informations. « Esperaba a la señora Nàsdy…. Enseñarle su arte… no sabe… cuídate… agresivo… oscuro… Ambroise » Sèchement l’équatorien referma son aura incapable de gérer toutes les informations à la fois. Il réussit cependant à rapidement les ordonner et à énoncer avec brio et légèreté.

-Je viens t’annoncer de la part de la Générale Nàsdy qu’elle ne pourra malheureusement pas te dispenser son cours ce soir ; elle est partie pour l’Islande.

La manœuvre de sauvetage avait été effectuée in-extremis mais avec un naturel frisant la perfection – nada es perfecto. Une fois les soupçons de l’allemand écartés avec magnificence Karell pu rouvrir son aura et diluer son pouvoir. Dans la première vague qui avait assaillie le sud-américain ce dernier avait réussi notamment à comprendre qu’Ilian était clairement dangereux et passablement enclin à se battre. Son instinct poussa Karell à se protéger, et sans un murmure il invoqua une horde d’esprits qui se mirent à tourner autour du lieutenant – qui ne pouvait évidemment les voir – tels des requins. Rassuré et paré à toutes éventualités Karell reprit d’une voix calme et innocente.

-Lieutenant ? Tu fais parti de l’état-major ?

Plus sincère aurait été impossible à feindre. Un sourire avenant illuminant son visage Karell avait décidé d’utiliser la technique qu’il maitrisait le mieux. Elle était simple et pratique. Le chamane allait se contenter de poser des questions simples et vagues et a partir des réponses – ou des silences – que donnerait son interlocuteur les esprits informateurs de l’équatorien feraient le reste et l’informerait de la véracité des dires de l’allemand, ou les complèteraient de détails croustillants.

Karell prit l’initiative de s’éloigner de la lisière de la forêt, Ilian qui n’avait plus aucune raison de rester là à attendre quelqu’un qui ne se trouvait déjà plus en Irlande le suivit. L’interrogatoire se passerait donc sur le chemin vers la base. La lune était magnifique, et le paysage complètement recouvert de neige était féérique, la mission de Karell par contre l’était beaucoup moins.

D’un pas assuré et militaire Ilian devança Karell et imposa la cadence. Dans l’obscurité de cette froide nuit d’hiver le sud-américain sourit. Pas moins d’une vingtaine de schéma psychologiques venaient d’apparaitre sous ces yeux – et il n’avait nullement besoin d’esprits pour ça. Ilian souffrait d’un complexe d’infériorité, d’un grand besoin de constamment faire ses preuves, possédait un égo surdimensionné et souffrait certainement d’un grand vide sentimental et d’une peur de sentiments trop violents tel que l’amour ou de la confiance ; la vraie, la plus totale. Karell chassa rapidement toutes ces informations de sa tête, il n’était pas là pour établir un plan psychologique d’Ilian. L’équatorien attaqué de front par une ironie cinglante – encore un mécanisme de défense ; l’allemand se sentait de toute évidence atteint dans sa fierté pour quelque raison – sourit. Dommage tu ne sois en aucun cas mon supérieur n’est-ce pas ? Pensa amusé le noiraud. Karell était certain qu’Ilian adorait jouer de son grade et imposer sa supériorité.

-Oui c’est ce que tu viens de me dire. Excuse moi je suis un peu fatigué.

Totalement faux, comme les propos d’Ilian qui n’était pas seulement lieutenant mais garde du corps pour Ambroise. Karell fronça imperceptiblement ses sourcils. Il n’y avait jamais mention de quelconque « garde du corps » dans le dossier d’Ilian ou dans celui d’Ambroise d’ailleurs. L’élémentaliste de 22ans remplissait donc officieusement la mission constante de protéger le coordinateur. Mais le protéger de quoi ? Certes les dangers étaient nombreux, mais certainement pas plus élevés pour Herr Tugendbach que pour n’importe quel agent de la base Lómilendë. Soucieux d’épargner son énergie Karell fit disparaitre tous les esprits qu’ils avaient furtivement invoqué et ne laissa dans son aura que le plus bavard des fantômes qui lui avait d’ailleurs révélé le véritable travail d’Ilian.

L’allemand enchaina d’ailleurs sur le temps et balança quelques banalités certainement dans le but de mettre Karell au pied du mur. La première approche qu’avait voulu utiliser l’équatorien ne marcherait pas. Qu’importe, il laisserait faire l’esprit qui continuerait à sonder le passé, le présent et le futur d’Ilian pendant que Karell rentrerait dans son jeu.

-Je dois t’avouer que l’hiver me fascine. Comme tu t’en doutes certainement en d’où je viens l’hiver n’a pas la même valeur qu’ici en Europe. A Cuenca les températures sont certes passablement fraiches pour une ville d’Amérique du Sud mais la neige est inexistante ! Autant de dire que tout cet or blanc me passionne !

Karell soucieux d’exaspérer son interlocuteur lui servit le sourire le plus naïf qu’il put avant de continuer.

-Tu connais l’Amérique du Sud ? C’est un continent merveilleux.

Toujours aussi poli et niais Karell regarda avec complaisance son interlocuteur pendant que l’esprit qu’il avait invoqué faisait son boulot à merveille.

Le désavantage le plus évident de la technique qu’était en train d’utiliser Karell pour compléter le dossier Ilian était clairement le décalage. En effet alors que l’esprit s’agitait comme un fou autour de l’allemand qui ne pouvait évidemment pas le remarquer l’équatorien demeurait dans l’ignorance la plus totale. Il n’avait pas établi de lien direct avec le fantôme. En serait-il seulement capable ? Ces bêtes-là étaient tellement capricieuses…

Ilian et Karell continuèrent donc à s’échanger des informations d’une banalité affligeante. L’allemand révéla ainsi au chamane qu’il n’avait jamais foulé le contient latin puis il enchaina directement sur une question plus affutée. En tant qu’informateur Karell avait évidemment eu vent de toute l’agitation qui avait émanée de l’affaire « Ambrzy’ » comme ils la nommaient au département de l’information. Soit l’affrontement quasi direct entre la célèbre Erzèbeth Nàsdy et la nouvelle star du monde magie : Ambroise Tugendbach. Dans les grandes lignes la finlandaise avait désobéi à un ordre direct du coordinateur. Quoi qu’il était très difficile d’imaginer Erzèbeth recevoir des ordres. Il n’avait pas fallu longtemps à toute la base pour s’enflammer. Et bien que Karell ne cautionnait pas ce genre d’attitude puérile et cliché il n’avait pu s’empêcher également de reconnaitre la un schéma déjà connu – vécu même pour sa part. Erzèbeth-Yezekaël. Il ne fallait pas longtemps pour établir les liens et même les petits détails. A nouveau la nordique se retrouvait confronter à un élémentaliste qui plus est allemand. Pour Karell qui avait carrément assisté en chai et en os au fameux duel entre la comtesse et l’ex directeur 15 ans auparavant l’issu d’un nouveau duel ne ferait aucun doute : Erzèbeth l’emporterait. Il avait beau se murmurer qu’Ambroise était presque bicentenaire, et que par conséquent il était clairement un maitre dans son art l’équatorien avait vu de ses propres yeux ce dont la finlandaise était capable. Et ça faisait froid dans le dos.

Conscient de l’affaire Karell répondit donc, intéressé.

-Effectivement. Mais ça ne me surprend pas vraiment. J’ai été élève à Lómilendë et bien que je faisais parti de la Section Chamane j’ai eu quelques fois affaire à Miss Nàsdy. Pour les cours de Magie Universelle notamment. J’ai vraiment de la peine à imaginer cette femme en train de recevoir des ordres…

Karell resta pensif. Tout ceci lui rappela que depuis son arrivée à la base il n’avait eu à faire ni à Ambroise ni à la comtesse. Poussé par sa curiosité naturelle et bien au courant qu’Ilian était proche du coordinateur le sud-américain dit:

-Est-ce que tu sais ce que monsieur Tugendbach pense de tout ça ? Aux dernières nouvelles officielles l’affaire était en suspend et le département diplomatique de la base était en ébullition.

Le noiraud resta silencieux quelques secondes puis reprit.

-Il y a d’ailleurs une rumeur qui circule selon laquelle ils en seraient venus aux mains.

Une telle situation glaçait Karell d’effroi. Si la base censée accueillir une armée délite destinée à mettre fin à la guerre était elle-même déjà gangrénée de dissensions l’avenir n’était pas très prometteur.

Après un bref éclat de rire qui résonna en échos dans écho dans le hall délabré Ilian répondit aux questions de Karell. Silencieux l’Informateur écouta attentivement le lieutenant. Alors comme ça ; même le petit protégé d’Ambroise – qui plus est chargé de sa sécurité – n’était pas au courant de ce que tramait le coordinateur. Il n’y avait pas anguille sous roche mais baleine sous gravillons. Décidément Herr Tugendbach serait la prochaine « victime » du sud-américain. Lorsqu’Ilian évoqua ses doutes sur les chances de quelconque Informateur pour démasquer les secrets d’Ambroise le chamane rayonna intérieurement. Gilipollas. Yo te voy a enseñar lo contrario. L’Equatorien disposait en effet d’atouts… non négligeables.

Karell sentit que l’esprit avait accompli sa besogne et ne pourrait plus rien retirer du lieutenant. Ce dernier posa d’ailleurs une question au chamane. Karell sourit et répondit calmement.

-Désolé de te décevoir mais c’est confidentiel.

Le sud-américain marqua une pause et reprit d’une voix faussement naïve – mais toujours très convaincante.

-Je suis sûr que tu comprends !

Alors que l’allemand lui proposait une cigarette le latin refusa et mit fin à leur conversation.

-Non merci ; je ne fume pas. Maintenant que j’ai accompli ma tâche et que tu sais que la Générale Nàsdy ne viendra pas ce soir je vais te laisser ; j’ai d’autres choses à faire.

Déjà Karell disparaissait dans l’obscurité du hall glauque et en ruines. Ilian pu tout de même entendre.

-Ravi de t’avoir rencontré Lieutenant Adelsohn.

Karell disparut ensuite dans la nuit et dévala les marches qui le menèrent dans la base où il se dirigea immédiatement vers le département de l’Information. Là, il s’installa à un bureau, ouvrit le dossier intitulé « Ilian Adelsohn », se munit d’une plume et se mit à écrire tout ce que lui dictait l’esprit qui l’avait suivi tout ce temps et avait accompli sa tâche à merveille. Le chamane tria et réorganisa les renseignements que lui fournissait le fantôme pour ne garder que l’essentiel. En fin de compte le noiraud pu conclure que bien que souffrant de nombreuses névroses le lieutenant Adelsohn était certainement du côté des « gentils ». Ce qui n’était peut-être pas le cas du Herr Coordinateur en personne. De telles suspicions étaient des plus graves à porter, aussi Karell se contenterait bien de les garder jusqu’à pouvoir les prouver ou au contraire les abolir.